L’art de la diminution, Tours, 19 mars 2016
L’art de la diminution selon Silvestro Ganassi,
Maître du temps
Diminutions et proportions à la Renaissance: pratique ou spéculation? L’énigme Ganassi.
« …la diminution n’est autre qu’un ornement du contrepoint… »
La Fontegara, chap 13
« Œuvre intitulée Fontegara/ laquelle enseigne à jouer de la flûte avec tout l’art inhérent à cet instrument/surtout la diminution, qui sera utile à chaque instrument à vent et à cordes: et également à /celui qui se plaît à chanter, composée par Sylvestro di Ganassi dal Fontego, joueur de l’Illtrissime Seigneurie de Venise. 1535 ».
La musique des années 1500/1550 nous est essentiellement connue à travers des partitions, nombreuses, certes, mais ne comportant aucune indication quant aux modes de restitution et geste vocal ou instrumental qui la faisait vivre : pas d’indication stricte de hauteur, pas de vitesse d’exécution, pas d’instrumentation. Ni ornements ou diminution et encore moins les modes d’attaques, de tenue ou de lâcher du son ne sont suggérés.
La fontegara est le premier traité pédagogique consacré à la flûte à bec et le premier grand traité de « diminutions », ces notes parfois nombreuses, donc rapides que les virtuoses ajoutaient aux partitions polyphoniques. Dans ce traité, outre le texte, 2239 exemples, des centaines de cadences nous font entrer dans le monde raffiné et mystérieux, des humanistes néo-platoniciens où nombres et proportions sont une préoccupation majeure de ceux qui écrivent la musique et discourent sur l’art d’Orfeo. Par son ampleur et sa complexité, par l’absence d’exemples musicaux concrets appliqués au répertoire de son époque, La Fontegara déroute nombre de musiciens : dé-route au sens propre au point que tous ou presque changent de route après avoir ouvert le volume.
Au grès des madrigaux et danses, ce concert/conférence redonnera vie à certains conseils pédagogiques que donne Silvestro Ganassi. Ainsi, la musique sublime d’Arcadelt, de Verdelot, contemporains de Silvestro Ganassi, mais aussi celle de la génération précédente qui concourra à sa formation, richement parées d’ornements et diminutions, tour à tour suaves et vifs, entrecoupés de silences, retrouveront leurs couleurs et leur éloquence.
Silvestro Ganassi est l’auteur de deux traités sur l’exécution musicale. Musicien virtuose, flûtiste, violiste, peintre, né en 1492, il a été employé comme instrumentiste par la Seigneurie de Venise depuis au moins 1535 jusqu’à sa mort survenue probablement vers 1555.
Maintenant écoute-moi.
Si tu veux acquérir une grande habileté en peu de temps,
apprend à apprendre.
Lorsqu’on veut savoir apprendre,
il est besoin de joindre la diligence à d’autres qualités nécessaires à cette matière, parmi lesquelles il y a principalement les trois suivantes:
la fréquence, la patience et la sobriété.
La fréquence pour le temps, la patience pour la difficulté
et la sobriété pour l’inclination.
Sylvestro Ganassi, Regola Rubertina
Qu’est-ce que diminuer ?
Tu comprendras que diminuer n’est rien d’autre que varier un texte
ou une phrase qui, dans sa nature, se montre ferme (sodo) et simple.
Plusieurs espèces procèdent de cette diminution,
et on avertit que diminuer c’est utiliser diverses diminutions,
c’est-à-dire certains genres de proportions
ou de variations mélodiques aux rythmes différents,
comme minimes, semi-minimes, croches, doubles-croches
La Fontegara, chap. 7
Les compositions ci-dessous serviront de support à diverses hypothèses mises en musique sur l’art de Ganassi et présentées le 19 mars lors des journées de l’ERTA à Tours.
Anonyme, La Monica, (mélange de règles).
Josquin Des Prez, Mille Regrets, (mélange de règles).
Attaignant, Pavane/Gaillarde, 1530, (mélange de règles).
Antoine Busnois, Fortuna desperata, selon chacune des 3 règles,
S Ganassi: les exemple de la Fontegara appliqués à un pass’e mezzo.
D Ortiz: “Ruggiero”. L’importance des silences et des figures non virtuoses complexes dans les 3 règles.
L’application des règles en ternaire ou sesquialtera sur LA GAMBA
Pierre Attaignant, Basse danse
Philippe Verdelot, Italia mia, mélange de règles.
I La matière
La Fontegara est le premier ouvrage consacré uniquement à l’art de la diminution écrit par Silvestro Ganassi et édité à Venise en 1535. S. Ganassi (Fontego, près de Venise, 1492 –milieu du 16e s), instrumentiste virtuose (flûtiste, violiste, voire cornettiste), est l’auteur de deux traités sur l’exécution musicale. Il a été employé comme instrumentiste par la Seigneurie de Venise depuis au moins 1535. Ma date de sa mort est inconnue. On la situe vers 1555, mais il se pourrait qu’il ait vécu jusque 1563 au moins. Divers travaux sur sa biographie sont en cours.
La diminution est, en général, l’art/la pratique consistant à remplir les intervalles de la polyphonie par des figures plus ou moins virtuoses, considérées alors comme des diminutions (les anglais disent divisions) rythmiques.
Pour sa part Silvestro Ganassi nous donne une définition éclairante sur le propos: « Tu comprendras que diminuer n’est rien d’autre que varier un texte ou une phrase qui, dans sa nature, se montre ferme et simple » et « La diminution n’est autre qu’un ornement du contrepoint »
La Fontegara est aussi une méthode de flûte à bec. On y trouve de nombreux conseils concernant doigtés et manière de faire les trilles et différents ornements.
II Pourquoi un travail de recherche sur le traité de Ganassi.
Ce traité est connu de la plupart des musiciens pratiquants les répertoires anciens et de très nombreux musicologues. Néanmoins, les tentatives d’application restent rares et circonscrites: cet art « ganassiesque » est demeuré absolument détaché de la pratique usuelle contemporaine des répertoires des années 1500/1550. Comme tous les autres traités de diminution il est considéré comme ouvrant la porte à une pratique musicale différente de la pratique « normale », qui serait elle, non diminuée. Il est plus probable que la diminution soit intégrée de diverses manières aux pratiques usuelles et que le concept même de jouer la partition « comme elle est », n’a guère de sens à la Renaissance. De fait, par les questions qu’il soulève, ce traité peut nous amener à revoir notre idée de l’esthétique générale concernant la musique Renaissance des années 1500/1550.
Contrairement à tous les autres traités de diminution, celui-ci ne donne aucun exemple de mise en pratique de son art sur une composition du répertoire. Il ne parle même pas du répertoire. Il nous laisse donc sur notre faim quant au résultat final sur de nombreux point tout en nous donnant quelques exemples détachés d’un quelconque contexte musical.
Il possède entre tous une singularité: il est le seul qui propose de jouer/chanter en usant, dans le cadre de la virtuosité de proportions rythmiques qui ne seront pour la plupart plus jamais en usage dans la notation de la musique occidentale.
Ce système de proportion recoupe en partie les préoccupations majeures des polyphonistes de la fin du XVie siècle, la génération qui a précédé celle de S. Ganassi. Mais, à l’exception de quelques tablatures d’orgue et de luth, la présence des proportions, comme geste musical, ne se trouve, à ma connaissance qu’uniquement dans ce traité.
Ce traité pose encore plus que les autres la question du tempo d’exécution du répertoire (ou des différentes vitesse possible d’exécution) lors de cette pratique et également celui de la pratique collective, ainsi que le rapport entre texte et virtuosité vocale. A travers cette problématique, c’est le statut et la fonction de la vélocité qu’il faut étudier entre les pratiques des musiques traditionnelles, le jazz, la musique classique et ces sources de la Renaissance.
III Qu’attendre d’un tel projet:
Le but de ce projet est:
– sortir ce traité et ses implications de la « niche » dans laquelle il est enfermé (pas ou peu pratiqué si ce n’est par des flûtistes à bec) et relier ce traité au répertoire de son époque.
– de pouvoir envisager autrement les restitutions de musique de la Renaissance à partir d’une exécution intégrant plus souvent des diminutions comportant notamment diverses proportions, caractéristique principale du traité et par là abandonner la dichotomie « musique simple/ musique diminuée » qui reste une base des conceptions et pratiques actuelles des répertoires entre 1500 et 1600.
– de créer une dynamique et un intérêt pour ce mode d’exécution amenant à se poser les questions quant à l’esthétique concernent les pratiques des musiciens professionnels des années 1500/1550, et donner le cas échéant des éléments de réponse et des pistes de travail.
– Conséquemment, passer par une mise en pratique dans une phase expérimentale, comportant deux aspects:
L’aspect expérimental:
1. Un travail régulier et expérimental sur les figures du traité par un groupe de musiciens choisis.
2. Un mise en oeuvre systématique des différentes propositions et nombreux conseils donnés par Ganassi appliqués au répertoire de son époque.
3. D’une manière générale de poser la question du rapport son/signe et de questionner l’aspect arithmétique de la notation musicale. Ré-envisager nombre de partitions ainsi.
L’aspect « production »:
– Produire un ouvrage de synthèse et une nouvelles Édition française (ou bilingue) de l’ouvrage le situant dans son contexte général. Cet ouvrage pourrait comporter deux volumes:
1 Ganassi et son temps + le traité dans une version pratique.
2 Des exemples musicaux où seraient appliqués les conseils de Ganassi basés sur une étude statistique et une méthode d’apprentissage pour rentrer dans ce monde qui parait étrange à bien des musiciens.
– La production d’un projet discographique présentant les premiers résultats au public.
IV Les questions à traiter
– Quelle est la place de ce traité dans la culture néo-platonicienne des années 1500/1550? La question des proportions en général.
– La question du répertoire et pratique des bandes d’instruments en Italie du nord. Les musiciens du doges.
– Le problème du rapport de ce traité avec les répertoires de son époque (madrigaux, motets, danses etc…)
– La problématique des proportions et de leur place dans la pratique musicale. Pure « spéculation », réalité, mode de notation de l’agogique etc…
– La question du statut de ce genre d’ouvrage, déjà mise en question à chaque fois que musicologues et musiciens se posent la question du rapport entre ce type d’ouvrage et la réalité musicale de leur époque: Silvestro Ganassi décrit il une pratique normale, extrapole-t-il?
– Les proportions appliquées à l‘art de la diminution sont elles une pratique normale ou une volonté de l’auteur de rentrer dans le moule néo-platonicien de son époque.
– Sont elles et jusqu’où, des signes de l’agogique du jeu vocal et instrumental ?
William DONGOIS
Après des études de trompette au CNR de Reims et au CNSM de Paris, William Dongois enseigne cet instrument parallèlement à une activité musicale soutenue. Il approfondit ses connaissances musicales (classes d’écriture) et s’initie au cornet à bouquin auprès de Jean-Pierre Canihac. Il poursuit sa formation avec Bruce Dickey à la Schola Cantorum Basiliensis. Il a joué et enregistré pour de nombreuses formations. Il dirige Le Concert Brisé (www.concert-brise.eu). “Diapason” a décerné « cinq diapasons » à La barca d’amore ( 1998, Carpe Diem, rééd. Accent , 2009) saluant « un interprète hors norme » et « un guide précieux sur le chemin d’un style supposé d’époque ». Le Monde de la musique a attribué un « Choc » à L’âge d’or du cornet à bouquin (K617), reconnaissant « un chercheur-poète » à la « technique instrumentale infaillible » et saluant « l’intelligence du projet artistique du Concert Brisé ». Craig Zeichner ( « Early Music America », Été 2011) écrit au sujet de l’enregistrement live des sonates de Pandolfi-Mealli (Carpe Diem 2010) : « Dongois est superbe et joue avec un timbre fluide et précis tout à fait irrésistible, un timbre qui peut être clair et brillant mais également moelleux comme celui de Miles” et Jacquet Viret ( « La revue musicale Suisse », Mars 2011) en fait un ” émule inattendu de John Coltrane ou Eric Dolphy”. Le dernier CD du Concert Brisé consacré aux sonates de G. Bertali (ACC 24260 ) a reçu un diapason d’or (février 2014) et est qualifié de « fête pour les sens et pour l’esprit » sur Qobuz (Newsletter Qobuzissime du 13 février 2014).
Il collabore avec avec Henri Gohin pour la mise au point d’instruments et d’embouchures visant à faire coïncider au mieux une idée de la musique et le matériel et ce dans le cadre d’une recherche basée sur des données historiques et rationnelles.
William Dongois enseigne l’improvisation lors de cours de maître dans les institutions d’enseignement supérieur de la musique (Brême, Vienne (Aut), Lyon, Münster, Bruxelles, Barcelone).
Il est l’auteur d’une méthodologie d’improvisation : Apprendre à improviser avec la musique ancienne (éd. Color & Talea, distribution Symétrie) ainsi que directeur d’un ouvrage autour de la question de la diminution «semplice où passegiato» (DROZ, 2014).
Il enseigne le cornet à bouquin à la Haute École de Musique de Genève.